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casser le cou en voulant grimper sur une montagne… » Maintenant lisez dans les Mémoires le passage où il raconte ce pèlerinage à la fontaine : Pétrarque et Laure en ont tous les honneurs ; ce ne sont que citations de Pétrarque et hymnes à l’amant de Laure : « On entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque ; une canzone solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer Vaucluse d’une immortelle mélancolie… » Le crime n’est pas bien grand, mais c’est ainsi que la littérature se met en lieu et place de la vérité première. Ce qu’il a fait là littérairement, il l’a dû faire presque partout pour ces époques anciennes ; il a substitué plus ou moins les sentiments qu’il se donnait dans le moment où il écrivait, à ceux qu’il avait réellement au moment qu’il raconte.

Il l’a fait un peu, je le crois, pour les parties romanesques, il l’a fait évidemment pour les parties historiques. Ainsi, dans sa vue rétrospective de la première Révolution et dans les portraits qu’il trace des hommes de 89, il parle non d’après ce qu’il a vu et senti alors, mais d’après ses sentiments au moment de la rédaction.

Et ce ne sont pas seulement les jugements et les sentiments qu’il modifie. Au lieu de retrouver, s’il se peut, et d’exposer simplement ses sensations et impressions d’autrefois, au lieu de les redresser même s’il le juge convenable, il y mêle tout ce qu’il a pu ramasser depuis, et cela fait un cliquetis d’érudition, de rapprochements historiques, de souvenirs personnels et de plaisanteries affectées, dont l’effet est trop souvent étrange quand il n’est pas faux.

Sans pouvoir se démontrer ce plus ou moins de mélange, on le sent pourtant bien un peu en le lisant ; on en a une impression confuse ; et de même qu’en présence d’un portrait ressemblant dont on n’a jamais vu