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de la folie), le bonheur est de s’ignorer et d’arriver à la mort sans avoir senti la vie. » Le plus souvent en effet, si l’on retranche cette parenthèse de religion qui est là comme pour la forme, on retrouve en M. de Chateaubriand tantôt une imagination sombre et sinistre comme celle d’Hamlet, et qui porte le doute, la désolation autour d’elle, tantôt une imagination épicurienne et toute grecque, qui se complaît aux plus voluptueux tableaux, et qui ira, en vieillissant, jusqu’à mêler les images de Taglioni avec les austérités de Rancé.

À un endroit, parlant de la mort de La Harpe qui, malgré ses défauts bien connus, se convertit avant l’heure suprême, il lui est échappé de dire : « Il n’a pas manqué sa fin, je le vis mourir chrétien courageux. » C’est ainsi qu’il aurait dit de l’auteur dramatique : « Il n’a pas manqué son cinquième acte. » De tels mots, lâchés par mégarde, donnent fort à penser. Il y a de ces mots déterminants, dit Pascal, et qui font juger de l’esprit d’un homme.

Un jour, se souvenant que son poëme des Martyrs avait été critiqué au point de vue de l’orthodoxie, il lui est échappé, dans un accès d’amour-propre, de dire des chrétiens ce qu’il a dit si souvent des rois : « Et ne voilà-t-il pas que les chrétiens de France, à qui j’avais rendu de si grands services en relevant leurs autels, s’avisèrent bêtement de se scandaliser !… » Cela se lit dans les Mémoires, et l’on se demande où un tel accès d’irritation, s’il se prolongeait, pourrait conduire. La seule chose que je veuille ici conclure, c’est que ces contradictions de sentiments déplaisent et déroutent. On avait bien essayé, dans le temps, d’y saisir, à défaut d’autre lien, je ne sais quelle unité poétique que nous appelions l’unité d’artiste, et qui embrassait en elle toutes les contradictions, qui les rassemblait comme en