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promettre et livrer au hasard ce qui a survécu et ce qui subsiste.

« De ce que j’ai fait une faute, ce n’est pas une raison de les commettre toutes, » répondait Mme de Montespan à quelqu’un qui s’étonnait de la voir faire maigre en Carême. De ce que nous avons fait bien des fautes en politique, ce n’est pas une raison non plus d’y ajouter ; un gouvernement qui, de gaieté de cœur, se dessaisirait de ce qu’il peut conserver de force et d’initiative avec l’assentiment public, raisonnerait moins bien que Mme de Montespan. Dans les choses tout à fait essentielles à l’État, si un accident imprévu cause une ruine, si une des poutres qui soutiennent l’édifice s’écroule, il vient un moment où le besoin absolu qui se fait sentir à tous peut amener une réparation ; mais dans l’ordre délicat, en ce qui touche les intérêts de l’esprit, les ruines une fois faites, par le temps qui court, ont grande chance de rester des ruines, et, quand la société a tant à lutter pour subvenir au strict nécessaire, il peut arriver que le jour de la réparation se fasse longtemps attendre pour le superflu.

Le superflu pourtant, chose si nécessaire ! c’est Voltaire qui l’a dit, lui, le Français par excellence et qui connaissait si bien son espèce. Le mot est sérieusement vrai en France, surtout à Paris. On ne le sent jamais mieux qu’après l’avoir quelque temps quitté. On trouve ailleurs toutes sortes de qualités utiles et solides, de réalités essentielles : la facilité, l’art de vivre n’est qu’à Paris. Et c’est pour cela qu’on doit tant en vouloir à ceux qui ne négligent rien pour rendre Paris inhabitable et sauvage : laissez-les un instant à l’œuvre ; ce sont gens à faire baisser tout le niveau de la civilisation humaine en quelques jours, en quelques heures. Cela s’est vu : on peut perdre en trois semaines le résultat de plusieurs