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offre, avec des beautés uniques, les plus étranges disparates et un luxe de sève, une extravagance de végétation qu’on ne sait comment qualifier. Là, pourtant, fut la souche première dont tout le reste est sorti ; la matière toute neuve dont, avec le temps et l’art, il forma sa gloire. La nature l’avait fait ainsi, et il ne ressemblait, par certains côtés essentiels, à nul autre des écrivains qui l’avaient précédé. Dans tous les arts, il s’agit bien moins, au début, de faire mieux que les autres, que de faire autrement, pourvu que cet autrement soit, non pas une prétention, mais un don de nature. M. de Chateaubriand avait reçu ce don le plus rare. Mais quand il vint à Paris pour la première fois, de 1788 à 1791, c’est-à-dire de vingt à vingt-trois ans, il ne l’avait pas encore démêlé nettement en lui, et il courait risque d’entrer dans les Lettres par l’imitation. Il lui eût fallu du temps et bien des efforts ensuite pour se dégager. La Révolution le sauva : en le rejetant par delà les mers et dans la diversité des exils, elle lui permit de grandir par lui-même, de se développer sur son propre fonds, d’écouter la Muse inconnue dans la solitude, de se reconnaître et de se tremper directement dans les épreuves. Émigré à Londres à l’âge de vingt-six ans, il écrivit ce bizarre Essai sur les Révolutions, plus bizarre de forme que d’idées, et où se dessinait déjà tout l’homme. Cet homme primitif a pu se recouvrir ensuite chez M. de Chateaubriand, mais il a persisté sous tous les casques et sous tous les masques ; il ne lui a jamais permis depuis de faire aucun rôle, même les rôles les plus sérieux, sans venir bien souvent à la traverse, et sans dire en soulevant la visière : « Je suis dessous, me voilà ! » L’homme des Mémoires d’Outre-Tombe ressemble extraordinairement à celui de l’Essai, mais il n’y ressemble pourtant qu’avec cette différence que, dans l’intervalle,