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été trompé sur un point capital : il n’a pas, je le crois, été assez frappé du talent, mais il a senti, à travers ce récit où tant de tons se croisent et se heurtent, une opiniâtre personnalité, une vanité persistante et amère qui, à la longue, devient presque un tic. S’il est des vanités qu’on excuse et qui trouvent grâce par leur air bienveillant et naturel, celle-ci était trop peu indulgente et trop aiguë pour se faire pardonner insensiblement ; et comme, dans ces sortes d’ouvrages, c’est bien plutôt le caractère et la personne qu’on juge que le talent de l’artiste, le public a reçu au total une impression désagréable ; sans faire bien exactement la double part du talent et du caractère, après quelques semaines d’hésitation et de lutte ; il a dit de ces Mémoires en masse : « Je ne les aime pas. »

Ils sont peu aimables en effet, et là est le grand défaut. Car pour le talent, au milieu des veines de mauvais goût et des abus de toute sorte, comme il s’en trouve d’ailleurs dans presque tous les écrits de M. de Chateaubriand, on y sent à bien des pages le trait du maître, la griffe du vieux lion, des élévations soudaines à côté de bizarres puérilités, et des passages d’une grâce, d’une suavité magique, où se reconnaissent la touche et l’accent de l’enchanteur.

Figurons-nous bien ce qu’était M. de Chateaubriand à ses débuts, avant cette espèce de renom classique que l’âge lui a fait. Avez-vous relu depuis longtemps l’Essai sur les Révolutions et les Natchez, ces œuvres de sa jeunesse et qui nous le livrent tel qu’il était jusqu’à près de trente ans ? Avez-vous jamais lu la première édition d’Atala, la première édition même du Génie du Christianisme ? Il y a eu là un Chateaubriand primitif, et, selon moi, le plus vrai en sentiment comme en style, un Chateaubriand d’avant Fontanes, mais qui