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où la sensibilité s’abuse, ne sont souvent ainsi que des revanches de la nature qui nous punit de n’avoir pas fait les choses simples en leur saison.

Je ne dirai rien des lettres de Mme Du Deffand au point de vue historique, et du jour curieux qu’elles jettent sur la fin de Louis XV et sur les premières années de Louis XVI. Je ne dirai même rien de l’esprit et du ton de sa société qui se perpétua assez fidèlement après elle dans le cercle des Beauvau, et jusque dans le salon de la princesse de Poix sous l’Empire. Je ne veux plus que rappeler une chose, c’est cette dernière lettre si contenue et si touchante qu’elle dicta pour Walpole. Le fidèle secrétaire Viart, qui venait de l’écrire, ne put la relire tout haut à sa maîtresse sans laisser éclater ses sanglots ; elle lui dit alors ce mot si profondément triste dans son naïf étonnement : « Vous m’aimez donc ? » La plaie de toute sa vie est là, incrédulité et désir. — Elle avait recommandé que son chien Tonton fût envoyé à Walpole pour qu’il s’en chargeât après elle. Le fidèle Viart, dans la lettre où il raconte à Walpole les détails de la maladie et de la mort, ajoute en terminant : « Je garderai Tonton jusqu’au départ de M. Thomas Walpole ; j’en ai le plus grand soin. Il est très-doux ; il ne mord personne ; il n’était méchant qu’auprès de sa maîtresse. » Or, dans une lettre de Walpole, datée du 4 mai 1781, je lis ces mots : « Le petit chien de ma pauvre chère Mme Du Deffand est arrivé. Elle m’avait fait promettre d’en prendre soin la dernière fois que je la vis ; ce que je ferai très-religieusement, et je rendrai la pauvre bête aussi heureuse que possible. » Je n’ai pas voulu faire comme Buffon, et oublier le chien de l’aveugle.