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« J’aime les noms propres aussi, dit-elle ; je ne puis lire que des faits écrits par ceux à qui ils sont arrivés, ou qui en ont été témoins ; je veux encore qu’ils soient racontés sans phrases, sans recherche, sans réflexions ; que l’auteur ne soit point occupé de bien dire ; enfin je veux le ton de la conversation, de la vivacité, de la chaleur, et, par-dessus tout, de la facilité, de la simplicité. Où cela se trouve-t-il ? Dans quelques livres qu’on sait par cœur, et qu’on n’imite pas assurément dans le temps présent. »


C’est assez indiquer le côté que j’appelle classique dans le sens élevé du mot chez Mme Du Deffand, celui par lequel elle est en dehors et au-dessus de son siècle. Je n’insisterai pas ici sur les portraits qu’elle a tracés des personnes de sa société. Elle excellait dans le portrait et y fixait les ridicules, les sottises, d’une façon pittoresque, ineffaçable. Elle ne voyait volontiers dans les différentes manières d’être que des variétés de la sottise universelle. Du fond de son fauteuil, aveugle qu’elle était, elle voyait tout ; elle emploie perpétuellement ce mot voir ; elle oublie qu’elle n’a plus d’yeux, et on l’oublie en l’écoutant. Elle jugeait même du jeu des acteurs, des actrices, et c’est elle qui a marqué d’un mot le caractère de Mlle Raucourt à ses débuts : « C’est une démoniaque sans chaleur. »

J’ai dit qu’Horace Walpole revint d’Angleterre la voir plusieurs fois. Il est curieux de recueillir les impressions de ce spirituel et clairvoyant ami : il se relève dans notre esprit et se fait absoudre de ses petites duretés et froideurs à son égard par la manière dont il parle d’elle à d’autres qu’elle. Il ne rougit point, je vous assure, de parler de sa chère vieille amie. À chaque voyage, il la trouve comme rajeunie, et il est bien pour quelque chose dans le miracle.


« À soixante-treize ans, dit-il (7 septembre 1769), elle a le même feu qu’à vingt-trois. Elle fait des couplets, les chante, se ressou-