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d’Alembert en tête. La défection fit éclat et partagea la société en deux camps. On prit fait et cause pour ou contre Mlle  de Lespinasse ; en général, le jeune monde et la littérature, les Encyclopédistes en masse furent pour elle. Ce qu’on peut dire, c’est que l’union ne pouvait guère subsister entre ces deux femmes, y eussent-elles chacune beaucoup mis du leur. Elles avaient l’une et l’autre trop d’esprit, un esprit trop exigeant, et elles étaient de générations trop différentes. Mme  Du Deffand représentait le siècle avant Jean-Jacques, avant l’exaltation romanesque ; elle avait pour maxime que « le ton de roman est à la passion ce que le cuivre est à l’or. » Et Mlle  de Lespinasse était de cette seconde moitié du siècle dans laquelle entrait à toute force le roman. Le divorce, tôt ou tard, devait éclater.

Mme  Du Deffand en était là, aveugle, ayant un appartement dans le couvent de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique (quelques chambres du même appartement qu’avait occupé autrefois Mme  de Montespan, la fondatrice) ; elle avait soixante-huit ans ; elle vivait dans le très-grand monde, comme si elle n’était pas affligée de la plus triste infirmité, l’oubliant tant qu’elle le pouvait, et tâchant de la faire oublier à tous à force d’adresse et d’agrément ; se levant tard, faisant de la nuit le jour ; donnant à souper chez elle ou allant souper en compagnie, ayant pour société intime le président Hénault, Pont-de-Veyle, le monde des Choiseul dont elle était parente, les maréchales de Luxembourg et de Mirepoix, et d’autres encore dont elle se souciait plus ou moins, lorsque arriva d’Angleterre à Paris, dans l’automne de 1765, un Anglais des plus distingués par l’esprit, Horace Walpole : ce fut le grand événement littéraire et romanesque (pour le coup, c’est bien le mot) de la vie de Mme  Du Deffand, celui à qui nous devons sa principale