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trouvée ; les larmes coulent ; chacun a sa part dans l’attendrissement. La pauvre Graziella surtout va puiser dans cette lecture charmante du livre innocent le poison mortel qui la tuera. Il y a là une admirable analyse de Paul et Virginie, une analyse en groupe et en action, telle qu’un poëte seul a pu la faire. Eh bien ! ce feu d’une passion qui s’allume à l’autre, ce roman qui va naître du roman, aura-t-il la même pureté, la même simplicité d’expression ? C’est là que, Paul et Virginie en main, j’ose à mon tour faire la leçon à M. de Lamartine, et lui demander compte de ce qu’il m’a tout à l’heure si bien appris à sentir. Sa manière, que nous avons connue si noble d’abord, un peu vague, mais pure, s’est gâtée ; elle dément à chaque instant ses premiers exemples et ses modèles. Est-ce Bernardin de Saint-Pierre qui, pour exprimer la facilité de liaison et de cordialité naturelle aux conditions simples, aurait dit : « Le temps qui est nécessaire à la formation des amitiés intimes dans les hautes classes, ne l’est pas dans les classes inférieures. Les cœurs s’ouvrent sans défiance, ils se soudent tout de suite… » Est-ce Bernardin de Saint-Pierre encore qui dans cette scène, jolie d’ailleurs, où Graziella, pour mieux plaire à celui qu’elle aime, essaie de revêtir la robe trop étroite d’une élégante de Paris, est-ce lui qui viendrait nous dire, après les détails sans nombre d’une description toute physique : « Ses pieds, accoutumés à être nus ou à s’emboîter dans de larges babouches grecques, tordaient le satin des souliers… » Ce défaut, dont je ne fais que toucher quelques traits, est presque continuel désormais chez M. de Lamartine ; il se dessine et reparaît à travers les meilleurs endroits. Tantôt c’est une existence extravasée ; tantôt, lisant Ossian, il sent ses larmes se congeler au bord de ses cils. Il n’a pas seulement l’amour de la