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vieillesse moins morose et moins chagrine, et qui fût plus de bonne compagnie, dans le sens où on le disait autrefois. Presque aveugle depuis des années, il n’allait plus dans le monde, mais on venait à lui. Il était aveugle comme Mme  Du Deffand, comme Delille, comme celui-ci surtout, en se prêtant aux derniers agréments de la vie. Il fallait voir comme il jouissait de tout, de lui-même et des autres, comme son visage aussitôt s’éclairait d’un souvenir, d’un trait heureux, que ce fût lui ou un autre qui l’eût dit. Ces dehors aimables cachaient une fermeté qui est le propre de cette race des hommes du xviiie siècle. Menacé dans sa position d’administrateur au lendemain de la Révolution de février, et finalement frappé par M. de Falloux, de qui, moins que de tout autre, il devait attendre une telle mesure[1], il a écrit à ce sujet, il a dicté plusieurs lettres pleines de dignité, de vigueur, de malice, qui n’annonçaient certes pas une pensée défaillante. Il ne permit point qu’on enveloppât sous des formes plus ou moins gracieuses un acte au fond inique. Le coup pourtant lui fut pénible et sensible, surtout à titre de procédé : ce fut la seule douleur de ses dernières années, si consolées d’ailleurs et si heureuses. La

  1. M. de Falloux, ministre de l’Instruction publique et ancien légitimiste, auteur de l'Histoire de saint Pie V, conservait à la tête de la division des Lettres M. Génin, l’un des rédacteurs du National, et l’écrivain anti-jésuitique et anti-ecclésiastique le plus passionné, dont on redoutait la plume ; celui-ci, homme d’esprit et d’étude, mais aussi de prévention et d’âcreté, haïssait M. de Feletz et avait déjà essayé de le faire destituer sous le ministère de M. Carnot. On affectait de dire que M. de Feletz lui-même désirait se décharger de sa place d’administrateur : c’était l’obliger que de la lui ôter. M. Carnot le crut un instant ; mais bientôt, mieux éclairé sur les véritables intentions de M. de Feletz, il n’avait pas hésité à revenir sur une première décision. M. de Falloux a fait contre M. de Feletz ce que M. Carnot avait refusé de faire.