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traduit Théocrite en le travestissant, en lui prêtant des fleurs de rhétorique et en l’affublant d’une fausse élégance. Pourtant il l’entendait. Il sentait surtout certaines beautés mâles des anciens, du Sophocle, du Démosthène ; et quelquefois, à la fin d’un dîner, se mettant à parler de ces dieux de sa jeunesse, il trouvait je ne sais quels accents émus qui se faisaient jour à travers la gourmandise, même avec des larmes.

Tout judicieux et sensé qu’il se montrait d’ordinaire, il n’était pas sans aimer le paradoxe ; c’est le faible des gens qui sont oracles et qui ont l’habitude d’être écoutés. On résiste difficilement à l’envie d’étonner son auditoire. Un jour, sur la vertu de Mme de Maintenon il pérora longtemps ; il la maintint pure à toutes les époques de sa vie comme une Jeanne d’Arc ; c’était un paradoxe alors. Mme de Maintenon eut, ce jour-là, un étrange chevalier dans Geoffroy.

Dans les dernières années il se gâta, ou du moins il parut plus gâté qu’il ne l’avait été jusque-là. D’étranges bruits circulèrent. Il fallut que ce fût bien fort pour que dans le Journal de l’Empire même on insérât, le 15 mars 1812, une lettre signée de plusieurs initiales, dans laquelle un soi-disant vieil amateur se plaignait de la décadence du théâtre, du relâchement des acteurs et de celui de la critique. Il en recherchait les causes, et il entrait à ce sujet dans des allusions qui étaient on ne saurait plus transparentes. Ce soi-disant vieil amateur, qui faisait cette levée de boucliers à deux pas du dictateur, n’était autre que Dussault, qui, cette fois, ne manqua ni de vigueur ni de piquant. Geoffroy répondit, le 20 mars, par un article intitulé Mon retour et ma rentrée. Il avait reconnu Dussault sous le masque, mais il répondit mal ; au lieu de se disculper sur les articles essentiels, il s’exalta lui-même, il parla avec emphase de ses enne-