Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/37

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

patiente et où l’on désespère, tout à coup le talent reparaît vif, facile, plein de fraîcheur, et l’on se sent reprendre avec lui. Pourtant ce n’est qu’en avançant dans le volume que l’écrivain se dégage un peu de la phrase proprement dite, de ce que j’appellerai la rhétorique du sentiment. Cette rhétorique, qu’on ne saurait plus confondre avec la poésie sans profaner ce dernier nom, se marque par une singulière habitude et comme par un tic qui finit par devenir fatigant. Il est question dans le roman d’Adèle de Sénange d’un personnage qui ne parle point sans placer trois mots presque synonymes l’un après l’autre, qui ne vous salue, par exemple, qu’en vous priant de compter sur sa déférence, ses égards, sa considération. M. de Lamartine, sans s’en apercevoir, a pris également l’habitude de couper sa pensée, sa phrase par trois membres, de procéder trois par trois. Lorsqu’une fois on a fait cette remarque, on trouve occasion de la vérifier dans mainte page des Confidences. Si le poëte rouvre ses manuscrits de famille, c’est qu’il veut retrouver, revoir, entendre l’âme de sa mère. S’il veut nous faire regretter Milly, c’est pour les images de tendresse qui ont peuplé, vivifié, enchanté cet enclos ; il s’enveloppe de ce sol, de ces arbres, de ces plantes nées avec lui ; il revient visiter ses souvenirs, ses apparitions, ses regrets. Cette phraséologie abondante et monotone finit par lasser ceux mêmes qui aimaient le plus à se laisser bercer à la belle langue du poëte. Ceux surtout qui savent ses vers par cœur (et le nombre en est grand parmi les hommes de notre âge) en retrouvent, non sans regret, des lambeaux entiers étendus et comme noyés dans sa prose. Cette prose, dans les Confidences, n’est trop souvent que la paraphrase de ses vers, lesquels eux-mêmes étaient devenus vers la fin la paraphrase de ses sentiments.