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l’auteur oppose à l’allégorie d’Holbein, est d’une magnificence à faire envie à Jean-Jacques et à Buffon ; c’est là que le souvenir de Virgile et du labourage romain revient manifestement : l’artiste qui peint ici l’attelage d’une charrue du Berry se souvient encore des bœufs du Clitumne. Mais ce premier chapitre grandiose, entremêlé çà et là d’apostrophes et d’allusions aux oisifs, de ce que j’appelle le Raynal ou la déclamation d’aujourd’hui, me plaît moins que l’histoire toute simple et tout agreste de Germain le fin laboureur. Ce récit commence avec le troisième chapitre et compose, à proprement parler, cette charmante idylle de la Mare-au-Diable.

Il s’agit pour le beau laboureur Germain, veuf à vingt-huit ans avec trois enfants, et qui pleure encore sa première femme, de se remarier par nécessité, par raison. Son beau-père lui-même, le père Maurice, l’y engage par toutes sortes de paroles sensées et positives, et Germain s’y rend, bien qu’à regret. Le père Maurice, en entamant ce propos, avait déjà quelqu’un en vue : c’est une veuve, assez riche, qui demeure à quelques lieues de là, et qu’on dit être un bon parti. Comme il ne s’agit point ici d’un mariage d’amour, mais d’un arrangement entre personnes mûres et sérieuses, une entrevue, selon le père Maurice, suffira pour tout éclaircir : « C’est demain samedi, dit-il à Germain ; tu feras ta journée de labour un peu courte, tu partiras vers les deux heures après-dîner, tu seras là-bas à la nuit ; la lune est grande dans ce moment-ci, les chemins sont bons, et il n’y a pas plus de trois lieues de pays. »

Tout l’intérêt et toute l’action du roman se passent dans ce voyage. Germain d’abord devait faire la route seul, monté sur la bonne jument la Grise. Mais une vieille voisine, la Guillette, à qui le père Maurice a fait part du projet, profite de l’occasion de Germain pour