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lyse pas ainsi. Racontant l’emprisonnement de son père pendant la Terreur, M. de Lamartine nous fait assister à des scènes tant soit peu romanesques, et qu’il me permettra de ne croire qu’avec réserve ; car il était trop enfant pour les remarquer alors, et aucun des deux acteurs n’a dû certainement les lui apprendre avec le détail qu’il nous donne aujourd’hui. Selon lui, moyennant une corde lancée d’un toit à l’autre avec une flèche, son père et sa mère correspondaient, et son père put même quelquefois sortir la nuit de sa prison, pour aller passer quelques heures avec sa mère. « Quelles nuits, s’écrie le poëte, que ces nuits furtives passées à retenir les heures dans le sein de tout ce qu’on aime ! À quelques pas, des sentinelles, des barreaux, des cachots et la mort ! Ils ne comptaient pas, comme Roméo et Juliette, les pas des astres dans la nuit par le chant du rossignol et par celui de l’alouette, mais par le bruit des rondes… » Le poëte continue ainsi à s’enflammer sur ces nuits délicieuses, sur ces entrevues des deux amants, et à vouloir nous y intéresser. Il semble avoir complètement oublié qu’il est fils, et qu’il s’agit de ses père et mère. Tout cela est choquant au dernier point, et tellement indélicat, que c’est presque une indélicatesse à la critique elle-même de venir le relever. « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût », a dit Vauvenargues ; mais, comme l’âme ne saurait être mise en doute dans un pareil sujet, je me contente de dire que cette violation du goût et de la bienséance tient à un manque de justesse première que l’éducation n’a rien fait pour corriger.

On aurait tort de croire qu’à travers ces défauts qui blessent, il n’y ait pas, malgré tout, de charmants détails, mille retours heureux où le poëte se joue et retrouve sa touche légère. Au moment où l’on s’im-