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Cette démarche que projette Iredji, il l’exécute ; il va trouver ses frères avec un esprit de paix, et au moment où l’un d’eux, dans un accès de fureur brutale, le frappe et s’apprête à le tuer, il lui dit :

« N’as-tu aucune crainte de Dieu, aucune pitié de ton père ? Est-ce ainsi qu’est ta volonté ? Ne me tue pas, car, à la fin, Dieu te livrera à la torture pour prix de mon sang. Ne te fais pas assassin, car, de ce jour, tu ne verras plus trace de moi. Approuves-tu donc et peux-tu concilier ces deux choses, que tu aies reçu la vie et que tu l’enlèves à un autre ? Ne fais pas de mal à une fourmi qui traîne un grain de blé, car elle a une vie, et la douce vie est un bien… »

C’est cet esprit de sagesse, d’élévation, de justice et de douceur qui circule à travers l’immense poëme de Ferdousi, et qu’on y respire dans les intervalle où pénètre la lumière. Le poëte a eu raison de dire, au début de son livre, en le comparant à un haut cyprès : « Celui qui se tient sous un arbre puissant, sera garanti du mal par son ombre. » Ce sentiment de moralité profonde est égayé, chemin faisant, par des parties brillantes et légères, comme il convenait à un poëte nourri dans le pays du pêcher et de la rose.

Le plus célèbre épisode du poëme, et qui est de nature à nous intéresser encore, a pour sujet la rencontre du héros Roustem et de son fils Sohrab. C’est une belle et touchante histoire qui a couru le monde, qui a refleuri dans mainte ballade en tout pays, et que bien des poëtes ont remaniée ou réinventée à leur manière, jusqu’à Ossian dans son poëme de Carthon et jusqu’à Voltaire dans sa Henriade. Voltaire n’avait pas lu assurément Ferdousi, mais il a eu la même idée, celle d’un père, dans un combat, aux prises avec son fils, et le tuant avant de le reconnaître. La pensée de Voltaire est toute philosophique et humaine ; il veut inspirer l’hor-