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confirme dans mon secret jugement. Car enfin, qu’il tourne le dos à Rabelais, qu’il ait même l’air de mépriser Montaigne, je le conçois de la part d’une si platonique nature, et ces paroles de dédain ne signifient autre chose, sinon : Je ne leur ressemble en rien. Mais La Fontaine ! c’était un rêveur comme lui, épris comme lui de la solitude, du silence des bois, du charme de la mélancolie, et par moments aussi raffolant de Platon. Qu’avait donc de plus ce rêveur pour lui tant déplaire ? Il avait, au milieu de son rêve, l’expérience, le sentiment de la réalité, le bon sens. C’est lui qui, dans la fable du Berger devenu ministre, a dit, pour nous expliquer comment le pauvre homme, brusquement jeté du milieu de son troupeau au gouvernail d’un État, s’en tire beaucoup mieux qu’on n’aurait pu croire :

Il avait du bon sens, le reste vient ensuite.


Cette fée, qui a manqué au berceau du poëte, ne serait-elle donc pas tout simplement la fée qui avait doué le Berger de la fable, la fée du bon sens et du sens réel ? M. de Lamartine assurément ne le croit pas, car il nous dit, en parlant de sa formation précoce : « Cette vie entièrement paysannesque, et cette ignorance absolue de ce que les autres enfants savent à cet âge, n’empêchaient pas que, sous le rapport des sentiments et des idées, mon éducation familière, surveillée par ma mère, ne fît de moi un des esprits les plus justes, un des cœurs les plus aimants, etc., etc. » Voilà qui est clair, et c’est sur ce point aussi que nous sommes forcé de lui crier clairement : Holà ! J’entends par bon sens, remarquez-le, non pas le bon sens vulgaire, mais le tact, l’esprit de conduite, le bon goût, bien des choses à la fois, en un mot, la justesse d’esprit dans ses applications les plus variées et les plus délicates.