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métamorphose, et produit une illusion, la pire de toutes, celle qu’on la croie raisonnable. Dans cet arrangement plus ou moins philosophique qu’on lui prête, les déviations, les folies, les ambitions personnelles, les mille accidents bizarres qui la composent et dont ceux qui ont observé leur propre temps savent qu’elle est faite, tout cela disparaît, se néglige, et n’est jugé que peu digne d’entrer en ligne de compte. Le tout acquiert, après coup, un semblant de raison qui abuse. Le fait devient une vue de l’esprit. On ne juge plus que de haut. On se met insensiblement en lieu et place de la Providence. On trouve à tout accident particulier des enchaînements inévitables, des nécessités, comme on dit. Que si l’on passe ensuite de l’étude à la pratique, on est tenté d’oublier dans le présent qu’on a sans cesse à compter avec les passions et les sottises, avec l’inconséquence humaine. On veut dans ce présent, et dès le jour même, des produits nets comme on se figure qu’ils ont eu lieu dans le passé. On met le marché à la main à l’expérience. Dans cet âge de sophistes où nous sommes, c’est au nom de la philosophie de l’histoire que chaque école (car chaque école a la sienne) vient réclamer impérieusement l’innovation qui, à ses yeux, n’est plus qu’une conclusion rigoureuse et légitime. Il faut voir comme, au nom de cette prétendue expérience historique qui n’est plus que de la logique, chacun s’arroge avec présomption le présent et revendique comme sien l’avenir.

M. Guizot sait mieux que nous ces inconvénients, et il les combattrait au besoin avec sa supériorité. Mais il n’en a pas été exempt pour son compte, et il a autorisé ces manières générales de voir, par son ascendant. Sa philosophie de l’histoire, pour être plus spécieuse et plus à hauteur d’appui, n’en est pas moins beaucoup