Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cences se couronne par deux poëmes (si l’on peut appeler poëmes ce qui n’est nullement composé), par deux divagations merveilleuses, Namouna et Rolla, dans lesquelles, sous prétexte d’avoir à conter une histoire qu’il oublie sans cesse, le poëte exhale tous ses rêves, ses fantaisies, et se livre à tous ses essors. De l’esprit, des nudités et des crudités, du lyrisme, une grâce et une finesse par moments adorable, de la plus haute poésie à propos de botte, la débauche étalée en face de l’idéal, tout à coup des bouffées de lilas qui ramènent la fraîcheur, par-ci par-là un reste de chic (pour parler comme dans l’atelier), tout cela se mêle et compose en soi la plus étrange chose, et la plus inouïe assurément, qu’eût encore produite jusqu’alors la poésie française, cette honnête fille qui avait jadis épousé M. de Malherbe, étant elle-même déjà sur le retour. On peut dire qu’Alfred de Musset poëte est tout entier dans Namouna avec ses défauts et ses qualités. Mais celles-ci sont grandes, et d’un tel ordre, qu’elles rachètent tout.

Lord Byron écrivait à son éditeur Murray : « Vous dites qu’il y a une moitié du Don Juan très-belle : vous vous trompez, car s’il était vrai, ce serait le plus beau poëme qui existât. Où est la poésie dont une moitié vaille quelque chose ? » Byron a raison de parler ainsi pour lui et les siens ; mais il y a en regard et au-dessus l’école de Virgile, de celui qui voulait brûler son poëme, parce qu’il ne le trouvait pas de tout point assez parfait. C’est le même Byron qui disait : « Je suis comme le tigre (en poésie) : si je manque le premier bond, je m’en retourne grommelant dans mon antre. » En général, nos poëtes français modernes, Béranger à part, n’ont visé qu’à la poésie de premier bond, et ce qu’ils n’ont pas atteint d’abord, ils l’ont manqué.