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l’effet, à un certain degré du moins, soit immanquable. C’est ainsi qu’un guide en Suisse, pour l’ascension du Righi ou de toute autre montagne, vous conduit au meilleur endroit, un peu avant l’aurore, s’y place à côté de vous : et l’on voit tout à coup le soleil se lever à l’horizon et sa vive lumière elle-même développer par degrés l’immense paysage, dont le guide alors vous indique les hauts sommets et vous dénombre tous les noms. Ce mode de démonstration appliqué à la littérature suppose tout un art qui se dérobe, et qui n’est au-dessous d’aucune science ni d’aucune supériorité critique, si élevée et si distinguée qu’elle soit ; car il ne s’agit pas ici simplement de se faire petit avec les petits, il faut se faire souple avec les rudes, insinuant avec les robustes, en restant sincère toujours, de cette sincérité qui ne veut que le beau et le bien ; il faut arriver à inoculer une sorte de délicatesse dans le bon sens, en fortifier les parties simples, en rabattre doucement les tendances déclamatoires, plus innées en France qu’on ne le croirait, dégager enfin dans chacun ce je ne sais quoi qui ne demande pas mieux que d’admirer, mais qui n’a jamais trouvé son objet. Fournir matière et jour à admiration, voilà la tâche en elle-même ; et quelle autre est plus enviable et plus belle ?

Tout cela dit, et cette noble inspiration agissant, il restera toujours dans la pratique une difficulté très-grande, celle d’aborder ainsi sur une foule de sujets, et sans avoir l’air de professer, des intelligences peu préparées et qui n’ont pas reçu une première couche régulière de connaissances. Chaque fois, par exemple, qu’on introduit un livre, un auteur nouveau, à chaque cadre de lecture nouvelle qu’on a, en quelque sorte, à suspendre dans l’esprit des auditeurs, on se voit obligé de dresser un appareil tout exprès. Et avec toutes ces