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encore quelques âmes de cette trempe énergique et exquise, et c’est ce qui console :

« Au milieu de si horribles calamités, dit le colonel du 4e, la destruction de mon régiment me causait une douleur bien vive. C’était là ma véritable souffrance, ou, pour mieux dire, la seule ; car je n’appelle pas de ce nom la faim, le froid et la fatigue. Quand la santé résiste aux souffrances physiques, le courage apprend bientôt à les mépriser, surtout quand il est soutenu par l’idée de Dieu, par l’espérance d’une autre vie ; mais j’avoue que le courage m’abandonnait en voyant succomber sous mes yeux des amis, des compagnons d’armes, qu’on appelle, à si juste titre, la famille du colonel, et qu’il semblait ici n’avoir été appelé à commander que pour présider à leur destruction. »

Rien dans l’histoire des peuples civilisés ne saurait se comparer à ce désastre de 1812. On a quelquefois rappelé à cette occasion la retraite des Dix mille ; mais il n’y a nul rapport ni dans les proportions, ni pour les circonstances et les résultats, entre l’héroïque et ingénieuse retraite conduite et consacrée par le génie de Xénophon, et l’immense catastrophe où s’engloutit la plus grande armée moderne. Il faudrait plutôt chercher un précédent affaibli du malheur de 1812 dans la retraite meurtrière de Prague, en 1742. Voltaire et Vauvenargues en ont parlé, mais trop oratoirement, et l’on aimerait mieux des faits précis. Pourquoi Vauvenargues n’a-t-il pas eu simplement l’idée de faire le Journal de son régiment ? Il est aisé pourtant de conclure de quelques-unes de ses paroles que ce fut, dans de moindres proportions qu’après Moscou, une retraite également fatale et marquée par des extrémités du même genre : « Est-ce là, a-t-il pu dire, cette armée qui semait l’effroi devant elle ? Vous voyez ! la fortune change : elle craint à son tour ; elle presse sa fuite à travers les bois et les neiges. Elle marche sans s’arrêter. Les maladies, la