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l’on voyait allumés de différents côtés servaient encore à nous égarer. Les officiers de mon régiment furent consultés, et l’on suivit la direction que le plus grand nombre d’entre eux indiqua. Je n’entreprendrai point de peindre tout ce que nous eûmes à souffrir pendant cette nuit cruelle. Je n’avais pas plus de cent hommes, et nous nous trouvions à plus d’une lieue en arrière de notre colonne. Il fallait la rejoindre au milieu des ennemis qui nous entouraient. Il fallait marcher assez rapidement pour réparer le temps perdu, et assez en ordre pour résister aux attaques des Cosaques. L’obscurité de la nuit, l’incertitude de la direction que nous suivions, la difficulté de marcher à travers bois, tout augmentait notre embarras. Les Cosaques nous criaient de nous rendre, et tiraient à bout portant au milieu de nous ; ceux qui étaient frappés restaient abandonnés. Un sergent eut la jambe fracassée d’un coup de carabine. Il tomba à côté de moi, en disant froidement à ses camarades : Voilà un homme perdu ; prenez mon sac, vous en profiterez. On prit son sac, et nous l’abandonnâmes en silence. Deux officiers blessés eurent le même sort. J’observais cependant avec inquiétude l’impression que cette situation causait aux soldats, et même aux officiers de mon régiment. Tel qui avait été un héros sur le champ de bataille paraissait alors inquiet et troublé, tant il est vrai que les circonstances du danger effraient souvent plus que le danger lui-même. Un très-petit nombre conservaient la présence d’esprit qui nous était si nécessaire. J’eus besoin de toute mon autorité pour maintenir l’ordre dans la marche et pour empêcher chacun de quitter son rang. Un officier osa même faire entendre que nous serions peut-être forcés de nous rendre. Je le réprimandai à haute voix, et d’autant plus sévèrement que c’était un officier de mérite, ce qui rendait la leçon plus frappante. Enfin, après plus d’une heure, nous sortîmes du bois et nous trouvâmes le Dniéper à notre gauche. La direction était donc assurée, et cette découverte donna aux soldats un moment de joie dont je profitai pour les encourager et leur recommander le sang-froid qui seul pouvait nous sauver. »

C’est ainsi qu’avec des prodiges de vigueur et de constance, qu’il fallait renouveler à chaque pas, on rejoignit Ney, et qu’avec Ney on rejoignit enfin l’armée, au moment même où, désespérant de le revoir, elle allait quitter Orcha. À partir de cet instant, le 3e corps