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s’imaginer combien les soldats avaient souffert et combien ils souffraient encore. Je suis persuadé, ajoute M. de Fezensac, que la belle tenue de notre armée au milieu des plus grandes misères a contribué à l’obstination de l’Empereur, en lui persuadant qu’avec de pareils hommes rien n’était impossible. »

La revue finissait à peine, que les colonels reçurent l’ordre du départ pour le lendemain. On emporta sur des charrettes tout ce qui restait de vivres : « Je laissai dans ma maison, dit M. de Fezensac, la farine que je ne pus emporter ; on m’avait conseillé de la détruire ; mais je ne pus me résoudre à en priver les malheureux habitants, et je la leur donnai de bon cœur, en dédommagement du mal que nous avions été forcés de leur faire. Je reçus leurs bénédictions avec attendrissement et reconnaissance. Peut-être m’ont-elles porté bonheur. »

La retraite commence. L’armée traîne après elle tout ce qui a échappé à l’incendie de Moscou. Les voitures de toutes sortes, et quelques-unes de la plus grande élégance, chargées d’objets précieux, vont pêle-mêle avec les fourgons et les charrettes qui portent les vivres. « Ces voitures, marchant sur plusieurs rangs dans les larges routes de la Russie, présentaient l’aspect d’une immense caravane. Parvenu au haut d’une colline, je contemplai longtemps, dit le narrateur, ce spectacle qui rappelait les guerres des conquérants de l’Asie ; la plaine était couverte de ces immenses bagages, et les clochers de Moscou, à l’horizon, terminaient le tableau. »

Même dans ces premiers instants de la retraite, c’était une tâche difficile de faire observer l’ordre et la discipline. M. de Fezensac ne négligea rien pour la maintenir dans son régiment. À mesure que l’armée se retirait, on incendiait tous les villages. Davoust, qui comman-