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dès le début de cette expédition gigantesque, que les bornes de la puissance humaine sont dépassées, et que le génie d’un homme, cet homme fût-il le plus grand, ne saurait prétendre à contenir et à diriger dans son cadre une organisation aussi exorbitante. L’administration civile de l’armée, les divers corps de service qui dépendaient de l’Intendance générale, passés en revue à Wilna par le maréchal Berthier, formaient déjà toute une armée qui, chargée de pourvoir à l’autre, ne savait où se pourvoir elle-même. Malgré le zèle des chefs, dans un pays qui prêtait si peu aux ressources, « cette immense administration fut presque inutile dès le commencement de la campagne, et devint nuisible à la fin. » Les troupes mêmes, si brillantes et si aguerries, ont des parties faibles qui se trahissent dès les premiers pas. Dans la marche, à quelques lieues en avant de Wilna, « nous rencontrâmes, dit M. de Fezensac, plusieurs régiments de la Jeune Garde ; je remarquai entre autres le régiment des flanqueurs, composé de très-jeunes gens. Ce régiment était parti de Saint-Denis, et n’avait eu de repos qu’un jour à Mayence et un à Marienwerder, sur la Vistule ; encore faisait-on faire l’exercice aux soldats les jours de marche, après leur arrivée, parce que l’Empereur ne les avait pas trouvés assez instruits. Aussi ce régiment fut-il le premier détruit ; déjà les soldats mouraient d’épuisement sur les routes. »

Malgré les succès extraordinaires qui signalent l’entrée en campagne, malgré la conquête de la Lithuanie en un mois, presque sans combattre, et quoique la vaillante jeunesse se laisse aller aux espérances, ceux qui réfléchissent voient l’avenir beaucoup moins en beau. On n’était encore qu’à Witepsk, et déjà « les gens d’un esprit sage et les officiers expérimentés n’étaient pas sans inquiétude. » Ils voyaient l’armée diminuée d’un