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l’origine et dans ses dernières conséquences, bien mieux encore qu’en lisant des récits plus généraux et plus étendus. Ici on n’est pas en plusieurs lieux à la fois, on est en un seul point déterminé ; on marche jour par jour, on se traîne ; on fait partie d’un seul groupe que chaque heure meurtrière détruit. Rien ne se perd du détail et de la continuité des souffrances. L’héroïsme, jusqu’à la fin, a beau jeter d’admirables éclairs, on peut trop voir à quoi tient cette flamme elle-même, et qu’elle va périr faute d’aliment. Il en résulte un bien triste jour ouvert sur la nature morale de l’homme, toute une étude à fond, une fois faite, inexorable, involontaire. Mais, en même temps que le cœur saigne et que l’imagination se flétrit, on est consolé pourtant de se sentir pour compagnon et pour guide un guerrier modeste, ferme et humain, en qui les sentiments délicats dans leur fleur ont su résister aux plus cruelles épreuves. M. de Fezensac, nourri de souvenirs littéraires, a eu le droit de mettre en tête de son écrit ces vers touchants du plus pieux des poëtes antiques, de Virgile faisant parler son héros : Iliaci cineres, et flamma extrema meorum…, ce qu’il traduit ainsi, en l’appropriant à la situation : « Ô cendres d’Ilion ! et vous, mânes de mes compagnons ! je vous prends à témoin que, dans votre désastre, je n’ai reculé ni devant les traits des ennemis, ni devant aucun genre de danger, et que, si ma destinée l’eût voulu, j’étais digne de mourir avec vous. »

Dans la première partie du récit, qui va jusqu’à la bataille de la Moskowa, et qui n’est qu’une sorte d’introduction, M. de Fezensac, alors chef d’escadron et aide-de-camp du maréchal Berthier, se borne à bien saisir les faits d’un coup d’œil rapide et précis, selon que le lui permet sa position au centre. Si sobre qu’il soit de considérations générales, il est aisé avec lui de sentir,