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mort misérable. « J’ai peu vu de gens en ma vie, dit Commynes, qui sachent bien fuir à temps. »

Commynes était de ce petit nombre qui savent saisir l’heure et le moment. Dans la nuit du 7 au 8 août 1472, il avait quitté brusquement le duc de Bourgogne, et s’était retiré auprès du roi de France, qui, depuis longtemps, le désirait pour sien. Cet acte de Commynes a été jugé diversement. Il convient, pour rester au vrai point de vue, de ne pas oublier que l’idée de patrie n’était pas alors ce qu’elle est aujourd’hui : les liens qui obligeaient un gentilhomme envers son souverain étaient surtout personnels ; et Charles, par ses fureurs, par ses mauvais procédés, par sa déraison croissante, avait tout fait pour délier un conseiller de la trempe de Commynes, de même que Louis XI, en belles paroles et en bons effets, n’avait rien négligé pour se l’attacher. Commynes n’avait que vingt-cinq ans alors, et il servit fidèlement Louis XI comme conseiller et chambellan jusqu’à la mort du roi (1483). C’est donc à l’âge de trente-six ans seulement que son ambition reçut le plus rude échec et que fut interceptée sa fortune. Sa carrière de conseiller se brisa à l’âge où elle commence à peine pour les autres. Il a raison de remarquer quelque part que presque tous ceux qui ont fait de grandes choses ont commencé fort jeunes ; mais ce qui est bien rare, c’est de conseiller si sagement et de voir si juste, de tenir la balance si exacte, dès cette première moitié de la vie.

Commynes, dans ses Mémoires, n’est pas seulement un narrateur, c’est un philosophe politique, embrassant, comme Machiavel et comme Montesquieu, l’étendue des temps, les formes diverses de gouvernements, leurs principes et les conséquences éloignées qui en découlent.