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marque même dans la langue, le règne de la chevalerie est passé, celui de la bourgeoisie commence.

Tout éloignait Commynes de Charles le Téméraire, tout le rapprochait de Louis XI. Il est facile de voir, du premier moment qu’il parle de celui-ci, que ce sera le prince de son choix. Charles et les siens sont venus mettre le siège devant Paris, du côté de Charenton ; Louis XI fait avorter l’entreprise sans rien livrer au hasard, et en travaillant à petit bruit, et à la faveur d’une trêve, à détacher un à un ses ennemis. Il appliquait sa maxime : Diviser pour régner. « Entre tous ceux que j’ai jamais connus, dit Commynes, le plus sage pour se tirer d’un mauvais pas en temps d’adversité, c’étoit le roi Louis XI, notre maître, et le plus humble en paroles et en habits. » Et il nous initie au procédé de Louis XI, à sa manière de gagner les gens, de les pratiquer, de ne se point rebuter d’un premier refus. Pour gagner un homme, la première chose à savoir est : Qu’aime-t-il ? « Les passions des hommes, a dit Vauvenargues, sont autant de chemins ouverts pour aller à eux. » Louis XI savait ce principe, que tout homme qui aspire à gouverner doit savoir, et il le mettait doucement en usage. On a ici, chez Commynes, le portrait de Louis XI au naturel, sans charge aucune, sans rien de ces exagérations qu’on y a mêlées, un exact et fin portrait selon Holding ou Albert Durer. « Il étoit naturellement ami des gens de moyen état et ennemi de tous grands qui se pouvoient passer de lui. Nul homme ne prêta jamais tant l’oreille aux gens, ni ne s’enquit de tant de choses… Il connoissoit toutes gens d’autorité et de valeur qui étoient en Angleterre, Espagne et Portugal, Italie, comme il faisoit ses sujets. » À tant de qualités faites pour capter, Louis XI joignait un défaut bien grave chez un roi. Il avait, comme le grand Frédéric, le propos méchant, caustique ; il ne