Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

clut, somme toute, que l’on se comporta en cette affaire comme hommes, et non point comme anges.

Un des effets bizarres de cette plaisante victoire de Montlhéri, c’est qu’elle enfle tellement le cœur de Charles, que, depuis ce jour-là, se croyant un Alexandre, il ne rêve plus que guerre et conquête (lui qui n’y avait point songé auparavant), et qu’il n’use plus du conseil de personne. Jamais, durant sept années de suite qu’il fut à la guerre à côté de lui, Commynes ne le vit une seule fois depuis convenir d’une fatigue, ni témoigner une incertitude. Tel était le prince auprès duquel il se trouva placé, presque au retour de cette expédition, en qualité de chambellan et de conseiller. Il perdit sa peine et ses avis à tâcher de le modérer et à vouloir lui insinuer sa jeune prudence. Il dut avoir plus d’une fois à se plaindre de lui ; on raconte l’histoire d’une botte armée d’éperon dont le duc lui donna un jour à travers le visage, sans doute en remercîment de quelque bon conseil. De semblables brutalités ne s’oublient pas. Commynes s’élève en maint endroit contre la bestialité des princes, et sans cesse il oppose les insensés aux sages. Il en a connu des uns et des autres ; il a horreur des rois bêtes, incapables de conseil ; de ces princes « qui n’ont jamais doute ni crainte de leurs ennemis, et qui le tiendroient à honte. » On voit bien à qui il pense en parlant ainsi. Non pas qu’il en veuille à Charles : en peut-on vouloir à ceux en qui le sens naturel fait défaut ? Il en parle même toujours avec convenance et discrétion quand il le nomme ; mais il le juge : « Il étoit assez puissant, dit-il, de gens et d’argent, mais il n’avoit point assez de sens ni de malice pour conduire ses entreprises. » Ce mot de malice revient souvent chez Commynes, et toujours en bonne part. « C’étoit un sage homme et malicieux, » dit-il de l’un de ses personnages. Avec Commynes, cela se