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ment d’actions de grâce à l’humble maison qui avait abrité, avec les vertus de son père et de sa mère, la félicité de sa propre enfance. Peu avant de mourir, comparant ensemble toutes les phases de sa carrière, il écrivait : « J’ai connu le véritable bonheur dans l’obscurité, l’innocence et la pauvreté de mes premières années. » Puisque tel était le charme qui rappelait le héros vers les commencements de lui-même, approchons-en de plus près, et cherchons dans quelques vestiges subsistants ce qu’il y avait donc de si aimable en cette enfance demeurée si chère. »

Et ici l’orateur entre dans des détails familiers auxquels l’Oraison funèbre classique (hormis parfois celle de Bossuet) ne nous avait guère accoutumés :

« Le jeune Drouot s’était senti poussé à l’étude des Lettres par un très-précoce instinct. Âgé de trois ans, il allait frapper à la porte des frères des Écoles chrétiennes, et, comme on lui en refusait l’entrée parce qu’il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut enfin. Ses parents, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l’âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l’école ou du collége, il lui fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir dans ses oreilles et son esprit les inconvénients d’une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie, et le pauvre écolier devenait ce qu’il pouvait, heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout ; c’était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d’une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien ; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour, ne tardait pas à lui manquer de nouveau ; alors il s’approchait du four ouvert et enflammé, et continuait, à ce rude soleil, la lecture de Tite-Live ou de César.

« Telle était cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries. Vous vous en étonnerez peut-être ; vous vous demanderez quel charme il y avait à cela, il vous l’a dit lui-même ; c’était le charme de l’obscurité, de l’innocence et de la pauvreté. Il croissait sous la triple garde de ces fortes vertus ; il croissait comme un enfant de Sparte et de Rome,