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besoin discuter en détail et éclairer par des exemples. Mais qu’importe à l’orateur qui croit, si, moyennant ce procédé même, son auditoire le saisit mieux et lui accorde davantage, si lui-même il sent que sa parole entre et pénètre ! L’abbé Lacordaire est du siècle à un certain degré, je l’ai dit, et il le reconnaît avec une grâce touchante : « Dieu nous avait préparé à cette tâche en permettant que nous vécussions d’assez longues années dans l’oubli de son amour, emporté sur ces mêmes voies qu’il nous destinait à reprendre un jour dans un sens opposé. En sorte qu’il ne nous a fallu, pour parler comme nous l’avons fait, qu’un peu de mémoire et d’oreille, et que nous tenir dans le lointain de nous-même, en unisson avec un siècle dont nous avions tout aimé. » Cette connaissance du siècle et de ses faiblesses lui ménage de faciles alliances avec l’imagination et le cœur de son jeune public. « Dieu, dit-il en un endroit, donna à son Église la charité. Par la charité, il n’y eut pas de cœur où l’Église ne pût pénétrer ; car le malheur est le roi d’ici-bas, et, tôt ou tard, tout cœur est atteint de son sceptre… Désormais l’Église pouvait aller avec confiance conquérir l’univers, car il y a des larmes dans tout l’univers, et elles nous sont si naturelles, qu’encore qu’elles n’eussent pas de cause, elles couleraient sans cause, par le seul charme de cette indéfinissable tristesse dont notre âme est le puits profond et mystérieux. » L’éloquence de l’abbé Lacordaire est toute remplie de ces jaillissements de sensibilité qui ressemblent à des aveux, et après lesquels ceux qui l’entendent sont moins rebelles sur les raisons. Et puis, ce qu’il veut, ce n’est pas tant convertir d’un coup, c’est ébranler, c’est remuer et faire rendre témoignage, c’est arracher un son : « Dès qu’une âme, dit-il, rend dans le siècle le son de l’éternité, dès qu’elle témoigne en faveur du Christ et de son Église,