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elle n’y trouvait pas à s’étendre et à déployer ses ailes. Il était malade du mal du temps, du mal de la jeunesse d’alors ; il pleurait sans cause comme René ; il disait : Je suis rassasié de tout sans avoir rien connu. Son énergie refoulée l’étouffait. « À vingt-cinq ans, il l’a remarqué, une âme généreuse ne cherche qu’à donner sa vie. Elle ne demande au Ciel et à la terre qu’une grande cause à servir par un grand dévouement ; l’amour y surabonde avec la force. » Il était alors voltairien comme sa génération, déiste, non pas sceptique et indifférent, remarquons-le bien : même quand il ne croyait pas, la forme de sa pensée était toujours nette et tranchée. Il est de cette race d’esprits faits pour la certitude, pour croire ou tout au moins pour conclure, de ces esprits droits, fermes et décidés, qui tendent au résultat. Je ne crois pas me tromper en disant que telle est la forme primitive d’esprit dans sa famille. Il y joignait un cœur tout jeune, conservé dans sa fraîcheur et sa plénitude, un cœur qui n’avait pas dépensé son trésor, une faculté puissante et un souffle de parole ardente qui cherchait son jour et qui ne le trouvait pas. Rien de ce qui l’entourait ne le remplissait. Dans sa petite chambre d’avocat stagiaire, il était occupé en apparence à rédiger des mémoires et à compulser des dossiers, mais il vivait dans l’orage de l’esprit. C’est alors, vers 1824, qu’une grande et brusque révolution se fit en lui ; ses amis, sa famille apprirent tout à coup qu’il renonçait au barreau, et qu’il était entré à Saint-Sulpice.

Ces conversions qui semblent brusques sont toujours devancées par d’intimes mouvements qui les préparent. Depuis quelque temps, M. Lacordaire s’était fait le raisonnement que voici : La société, à mes yeux, est nécessaire ; de plus, le Christianisme est nécessaire à la société ; il est seul propre à la maintenir, à la perfec-