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a ajoutés de sa main au crayon sur le manuscrit. C’était à la bataille d’Aboukir, où il détruisit l’armée turque ; le colonel Fugières, du 18e de ligne, eut les deux bras emportés par un boulet de canon. « Vous perdez un de vos soldats les plus dévoués, dit-il au général en chef ; un jour, vous regretterez de ne pas mourir comme moi au champ des braves. » En ajoutant de sa main cette parole, le captif de Sainte-Hélène faisait évidemment un retour sur lui-même ; il semblait dire que le colonel avait prophétisé, et que, pour lui, l’heure du regret de survivre était venue. Pourtant, malgré l’amertume du sort, Napoléon ne dut pas, en somme, regretter de vivre, de supporter les années dévorantes de l’exil, ne fût-ce que pour avoir le temps de consigner dans la mémoire les actes du passé. Un jour, au quartier général d’Austerlitz, on causait de la tragédie des Templiers, alors dans sa nouveauté. Il y a dans la pièce le rôle d’un jeune homme, du jeune Marigny, qui veut toujours mourir et qui s’y obstine. Napoléon ne trouvait pas cela naturel, et il conclut la discussion en disant : « Il faut vouloir vivre et savoir mourir. » Il pratiqua cette maxime, même à Sainte-Hélène ; il continua jusqu’à la fin de vouloir vivre, et c’est à cette constance que nous devons, après le capitaine, d’avoir en lui l’historien.

Tout cela dit, et tout hommage rendu au grand style du moderne César, à ce style où dominent dans une forme brève la pensée et la volonté (imperatoria brevitas), et où l’imagination se fait jour par éclairs, il me sera permis de ne pas le considérer tout à fait comme le style-modèle qui doive faire loi aujourd’hui. Prétendre imiter le procédé de diction du héros qui sut abréger César lui-même, ce serait risquer d’être sobre jusqu’à la maigreur et de paraître tendu ou heurté. Il