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Bientôt les nouvelles de France lui montrèrent qu’un rôle tout nouveau l’attendait : « Tout lui annonçait, dit-il, que le moment désigné par le Destin était arrivé. » Eh ! n’avait-il pas fait suffisamment là-bas son apprentissage de chef d’empire ? Je ne dirai pas qu’il se dégoûta de l’Égypte, ce puissant esprit ne se dégoûtait pas ; mais quand un de ses rêves favoris lui échappait, il avait la faculté de prendre son esprit, comme il disait, et de le porter ailleurs. Il renonça donc sans hésiter à l’Égypte, et n’eut que le temps, à la veille de son brusque départ, de dicter pour Kléber trois mémoires, où il exposait ses vues sur la politique intérieure à suivre et sur les dispositions militaires à prendre. Celui qui les dictait eût été le seul capable d’y tenir la main. Se croyant quitte désormais envers sa conquête, il livra sa fortune aux vents et aux flots, et à son étoile.

« On était en France, dit-il, après quarante-cinq jours de navigation ; on avait surmonté beaucoup de périls. On remarqua que, dans le cours de la navigation, Napoléon se confia entièrement à l’amiral et ne manifesta jamais aucune inquiétude. Il n’eut aucune volonté, il ne donna que deux ordres, qui deux fois le sauvèrent. Il avait appareillé de Toulon le 19 mai 1798. Il était donc resté absent d’Europe seize mois et vingt jours. Pendant ce peu de temps, il avait pris Malte, conquis la basse et la haute Égypte ; détruit deux armées turques, pris leur général, leur équipage, leur artillerie de campagne ; ravagé la Palestine, la Galilée, et jeté les fondements, désormais solides, de la plus magnifique colonie. Il avait reporté les sciences et les arts à leur berceau. »

On ne trouve à reprendre dans ce simple et splendide résumé que ces fondements, désormais solides, qu’il suppose à la colonie d’Égypte. Là, comme il l’éprouva si souvent ailleurs, il eût fallu, pour achever et maintenir ce qu’il avait posé, qu’il y eût laissé un autre lui-même.

Ces deux volumes d’un si beau récit, tout semés de