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heureuses ; il l’entame par des biais hardis et neufs, qui en montrent les veines prolongées. C’est ainsi que, prenant un à un les différents sentiments, les différentes passions qui peuvent servir de ressorts au drame, il nous en fait l’histoire chez les Grecs, chez les Latins, chez les modernes, avant et après le christianisme : « Chaque sentiment, dit-il, a son histoire, et cette histoire est curieuse, parce qu’elle est, pour ainsi dire, un abrégé de l’histoire de l’humanité. » M. de Chateaubriand avait, le premier chez nous, donné l’exemple de cette forme de critique ; dans son Génie du Christianisme, qui est si loin d’être un bon ouvrage, mais qui a ouvert tant de vues, il choisit les sentiments principaux du cœur humain, les caractères de père, de mère, d’époux et d’épouse, et il en suit l’expression chez les anciens et chez les modernes, en s’attachant à démontrer la qualité morale supérieure que le christianisme y a introduite, et qui doit profiter, selon lui, à la poésie. Ce dernier point seul est contestable, et tient à tout un système. Il en résulte que les conclusions de M. de Chateaubriand sont plutôt en faveur des modernes ; celles de M. Saint-Marc Girardin sont presque toujours à leur désavantage. À cela près, le procédé est le même ; mais l’homme d’esprit l’a fort développé et renouvelé en l’appliquant ; il se l’est rendu tout à fait original et propre. L’échelle qu’il parcourt est des plus étendues, et comprend toutes les variétés poussées jusqu’au contraste dans le cours d’un même sentiment. Et, par exemple, il passera en un clin d’œil de l’Œdipe ou du Roi Lear à une scène du Père Goriot, ou encore d’un père noble de Térence à une parabole de l’Évangile. S’agit-il de peindre la lutte de l’homme contre le danger ? il n’y a que la main, pour lui, d’Ulysse à Robinson ; il se ressouvient de la tempête de saint Paul dans les Actes des Apôtres, et nous ramène