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même style ! On a fait quelquefois la charge de Kléber, le Danton des camps. Voici le portrait vrai, en quelques traits décisifs :

« Kléber était le plus bel homme de l’armée. Il en était le Nestor. Il était âgé de cinquante ans. Il avait l’accent et les mœurs allemandes. Il avait servi huit ans dans l’armée autrichienne en qualité d’officier d’infanterie. En 1790, il avait été nommé chef d’un bataillon de volontaires de l’Alsace, sa patrie. Il se distingua au siège de Mayence, passa avec la garnison de cette place dans la Vendée, où il servit un an, fit les campagnes de 1794, 1795, 1796 à l’armée de Sambre-et-Meuse. Il en commandait la principale division, s’y distingua, y rendit des services importants, y acquit la réputation d’un général habile. Mais son esprit caustique lui fit des ennemis. Il quitta l’armée pour cause d’insubordination. Il fut mis à la demi-paye. Il demeurait à Chaillot pendant les années 1796 et 1797. Il était fort gêné dans ses affaires, lorsqu’en novembre 1797 Napoléon arriva à Paris. Il se jeta dans ses bras. Il fut accueilli avec distinction. Le Directoire avait une grande aversion pour lui, et celui-ci le lui rendait complètement. Kléber avait dans le caractère on ne sait quoi de nonchalant qui le rendait facilement dupe des intrigants. Il avait des favoris. Il aimait la gloire comme le chemin des jouissances. Il était homme d’esprit, de courage, savait la guerre, était capable de grandes choses, mais seulement lorsqu’il y était forcé par la nécessité des circonstances ; alors les conseils de la nonchalance et des favoris n’étaient plus de saison. »

Le chapitre premier a pour titre Malte, et traite de la prise de cette île. L’état de l’Ordre à ce moment suprême, ses divisions intestines, les dispositions des chevaliers, la plupart philosophes et mondains, qui n’étaient plus que de vieux garçons en exil sur un rocher, le manque absolu des grands mobiles qui portent les hommes à se sacrifier, tout est vu en passant avec le coup d’œil d’un moraliste, cette fois au service d’un conquérant. « La ville de Malte ne pouvait, ne voulait, ne devait pas se défendre. Elle ne pouvait résister à vingt-quatre heures de bombardement. Napoléon s’assura qu’il pouvait oser, et il osa. »