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on ne se doutait pas qu’il y aurait là, plus tard, matière à admirer la parole même. Aujourd’hui que l’action est plus éloignée, et que la parole reste, celle-ci se montre avec ses qualités propres, et en même temps le souvenir de l’action y projette un reflet et comme un rayon. Ce qui n’est que concis et ferme paraît grand ; ce qui, chez un autre, ne serait qu’un trait heureux, devient ici un éclair sublime. Les paroles empruntent de celui qui les dit une portée extraordinaire. Napoléon, par exemple, racontant son armement des côtes de la Méditerranée, après le siège de Toulon (1793), nous dit : « Napoléon employa le reste de l’automne à faire armer de bonnes batteries de côtes les promontoires depuis Vado jusqu’au Var, afin de protéger la navigation de Gênes à Nice. En janvier (1794), il passa une nuit sur le col de Tende, d’où, au soleil levant, il découvrit ces belles plaines qui déjà étaient l’objet de ses méditations. Italiam ! Italiam ! » Il se souvenait d’un passage de Montesquieu en parlant ainsi ; mais nous, en lisant ces simples lignes, nous oublions toute allusion secondaire. Montesquieu lui-même est éclipsé ; c’est le cri de Colomb du haut d’un mât, saluant la terre, c’est l’élan du génie qui découvre son monde. Nous nous sentons émus, et peu s’en faut que nous ne trouvions sublimes ce peu de paroles, parce qu’elles ont pour commentaire et pour cortége Montenotte, Lodi et Rivoli.

Deux années s’écoulèrent avant que Napoléon, qui venait de découvrir son Italie du haut du col de Tende, la pût revoir comme général en chef et s’y lancer cette fois en vainqueur. Le jour de mars 1796, où venant prendre le commandement à Nice des mains de Schérer, et passant en revue ces troupes délabrées, il leur dit : « Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner… Je