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noter cette conversation, de souvenir et peu après l’avoir entendue. Telle qu’on la peut lire, elle constitue un mémorable morceau d’histoire, où le gouvernement de Robespierre est jugé d’un point de vue supérieur. Ce qui est piquant, c’est que l’auteur du poëme ne la rapporte qu’à son corps défendant et en la trouvant odieuse. Le propre des conversations de Napoléon, comme de celles de Pascal, était de se graver bon gré mal gré dans les esprits qui l’écoutaient, de nous arriver reconnaissables même à travers les témoins les plus ordinaires, et l’on est tout surpris, quand on les retrouve rapportées quelque part, de l’éclat soudain qu’elles jettent sur les pages insignifiantes d’à côté.

J’ai nommé Pascal : c’est peut-être l’écrivain moderne duquel se rapproche le plus, pour la trempe, la parole de Napoléon, quand celui-ci est tout entier lui-même. Dans l’ordre des genres, il semblerait plus naturel de le comparer aux grands rois, aux grands ministres qui ont laissé des écrits. On a des Œuvres de Louis XIV, où le langage est empreint de noblesse et de bon sens, vrais modèles d’un style royal élevé et modéré. Mais ce ton même de modération les range dans le genre tempéré, qui n’est pas celui de Napoléon. Les Mémoires de Frédéric et ceux du cardinal de Richelieu prêteraient aussi à un rapprochement ; mais, quoique ces grands hommes, dans les moments essentiels, se dégagent très-bien des défauts de manière dont ils ne sont pas exempts, ils restent atteints dans leur ensemble et sont repris parfois, en écrivant, d’une sorte de manie de bel-esprit que leur donnaient l’éducation littéraire de leur temps et leur prétention particulière[1]. Napoléon

  1. Cela est plus vrai de Richelieu que de Frédéric, dont le style historique est généralement très-sain.