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qué aux études mathématiques, ne retrouvant point dans le français la langue de sa nourrice, le jeune Bonaparte, en s’emparant de cet idiome pour rendre ses idées et ses sentiments, dut lui faire subir d’abord quelques violences et lui imprimer quelques faux plis. On connaît ses premiers essais. Il sacrifia au faux goût du jour. Il eut sa période déclamatoire, et comme qui dirait romantique. Quand il concourait à l’Académie de Lyon en 91, il avait du ton de l’abbé Raynal ; quand il écrivait en 96 des lettres passionnées à Joséphine, il se souvenait encore de la Nouvelle Héloïse. Il prêtait de son génie à Ossian et l’aurait mis volontiers dans sa cassette, comme Alexandre faisait pour Homère.

J’ai connu des gens de goût, mais d’un goût restreint et nourri à l’ombre du cabinet, qui, en jugeant Napoléon pour son talent de parole, en étaient restés sur cette première impression : Daunou, par exemple, écrivain d’un style pur, châtié et orné. Daunou avait mérité le prix à Lyon dans le Concours où, si la distribution s’était faite, Bonaparte n’aurait eu vraisemblablement que le second rang, et jusqu’à la fin il continua de juger, au point de vue littéraire, ce singulier concurrent comme un homme qui a eu le prix juge celui qui n’a eu que l’accessit.

Mais, dès ces années et sans doute dès sa première jeunesse, quand Napoléon causait, il y était tout entier de verve et de génie. Il pouvait avoir ses bizarreries, ses rudesses, mais il s’y dépouillait de tout faux goût. Je trouve, racontée au long, une de ces conversations, qu’il tint à Ancône pendant la première campagne d’Italie, et je la trouve là où l’on s’y attendrait le moins, dans les notes d’un poëme (la Chute de Napoléon) publié par M. Collot en 1846. M. Collot accompagnait alors le général en chef comme commissaire des vivres. Il dut