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mêmes. Ou s’ils écrivent, c’est par fragments, c’est pour eux seuls, c’est à de longs intervalles et à de rares instants ; ils n’ont en partage qu’une fécondité interne et qui n’a que peu de confidents.

Enfin, la troisième espèce d’esprits, ce sont ceux qui, plus puissants et moins délicats ou moins difficiles, vont produisant et se répandant sans trop se dégoûter d’eux-mêmes et de leurs œuvres ; et il est fort heureux qu’il en soit ainsi, car, autrement, le monde courrait risque d’être privé de bien des œuvres qui l’amusent et le charment, qui le consolent de celles, plus grandes, qui ne viendront pas.

Est-il besoin de dire que M. Joubert, comme M. Royer-Collard, appartient à la seconde classe de ces esprits, à ceux qui regardent en haut et produisent surtout en dedans ?

Naturellement, la conversation de ces hommes est encore supérieure à ce qu’ils laissent par écrit, et qui n’offre que la moindre partie d’eux-mêmes. Il m’a été donné de recueillir quelques traits des conversations de M. Joubert dans les papiers de Chênedollé, qui en avait pris note en le quittant. Veut-on savoir comment M. Joubert causait de M. de Chateaubriand et de Bernardin de Saint-Pierre, en les comparant tous deux pour ce qu’ils eurent d’excellent ? La semaine dernière a été toute consacrée à M. de Chateaubriand, et il y a eu grande fête d’éloquence à son sujet[1]. Pourtant, si je ne m’abuse, et si je vois clair à de certains symptômes, le moment approche où sa haute renommée aura à supporter une de ces insurrections générales auxquelles

  1. Le 6 décembre, il y avait eu, à l’Académie française, grande séance de réception pour M. de Noailles, qui venait remplacer et célébrer M. de Chateaubriand ; M. Patin lui avait répondu.