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Aujourd’hui qu’elle est hors de cause et aux trois quarts établie, il se contente de ne pas la combattre ; il la tolère. Le fort de sa spirituelle critique s’est concentré sur le dramatique, et c’est de ce côté qu’il bat les modernes. Battu lui-même sur un point, sur le lyrique, il n’en a rien dit, et il a mené vivement sa victoire sur l’autre aile. M. Saint-Marc Girardin a si souvent raison dans ses critiques contre les modernes, qu’il doit nous excuser de rappeler qu’il ne l’a pas eue toujours. Cela serait trop humiliant pour nous et pour tous, qu’il y eût un critique en ce temps-ci qui ait eu toujours raison. Le paysan d’Athènes ne le pardonnait pas à Aristide ; je ne saurais le passer à M. Saint-Marc Girardin.

Je sais bien ce que l’homme d’esprit pourrait me répondre et ce qu’il a déjà répondu. Il empruntera ses paroles à Fénelon, qu’il aime tant à citer ; il dira que ce n’est nullement la poésie lyrique en elle-même qu’il condamne, mais l’abus qu’on en fait, et le luxe d’images où elle se perd : « Un auteur qui a trop d’esprit, et qui en veut toujours avoir, disait Fénelon, lasse et épuise le mien : je n’en veux point avoir tant. S’il en montrait moins, il me laisserait respirer et me ferait plus de plaisir : il me tient trop tendu ; la lecture de ses vers me devient une étude. Tant d’éclairs m’éblouissent ; je cherche une lumière douce qui soulage mes faibles yeux. Je demande un poëte aimable, proportionné au commun des hommes, qui fasse tout pour eux, et rien pour lui. Je veux un sublime si familier, si doux et si simple, que chacun soit d’abord tenté de croire qu’il l’aurait trouvé sans peine, quoique peu d’hommes soient capables de le trouver. Je préfère l’aimable au surprenant et au merveilleux… » Voilà ce que M. Saint-Marc Girardin nous dira avec Fénelon ; et il nous répondrait encore avec Voltaire, car je me plais à laisser