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venaient qu’en passant. Le coup de soleil qui suivit le 18 brumaire s’était fait sentir mieux qu’ailleurs dans ce coin du monde : on aimait, on adoptait avec bonheur tout génie, tout talent nouveau ; on en jouissait comme d’un enchanteur ; l’imagination avait refleuri, et on aurait pu inscrire sur la porte du lieu le mot de M. Joubert : « L’admiration a reparu et réjoui une terre attristée. »

Ces heureuses rencontres, ces réunions complètes, ici-bas, n’ont qu’un jour. Après la perte de Mme  de Beaumont, M. Joubert continua de vivre et de penser, mais avec moins de délices ; il s’entretenait souvent d’elle avec Mme  de Vintimille, la meilleure amie qu’elle eût laissée ; mais rien ne se reforma de tel que la réunion de 1802, et, dès la fin de l’Empire, la politique et les affaires avaient relâché, sinon dissous, les relations des principaux amis. M. Joubert, isolé, vivant avec ses livres, avec ses songes, notant ses pensées sur de petits papiers qui ne se joignaient pas, serait mort sans rien laisser d’achevé ni de durable, si l’un des alliés de la famille, M. Paul Raynal, n’avait pris le soin pieux de recueillir ces fragments, de les enchâsser dans un certain ordre, et d’en faire comme une suite de pierres précieuses. Ce sont les volumes dont une seconde édition se publie aujourd’hui.

Puisque j’ai parlé de pierres précieuses, je dirai tout d’abord qu’il y en a trop. Un poëte anglais (Cowley) a dit : « On finit par douter si la voie lactée est composée d’étoiles, tant il y en a ! » Il y a trop d’étoiles dans le ciel de M. Joubert. On voudrait plus d’intervalles et de repos. « Je suis comme Montaigne, disait-il, impropre au discours continu. En toutes choses il me semble que les idées intermédiaires me manquent, ou m’ennuient trop. » Ces idées intermédiaires, s’il s’était donné la peine de les exprimer, ne nous ennuieraient pas, ce