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vie et qui y laissent une trace de lumière. M. Joubert, déjà marié, et qui passait une partie de l’année à Villeneuve-sur-Yonne, l’avait rencontrée en Bourgogne à la porte d’une chaumière où elle s’était réfugiée. Il s’attacha aussitôt à elle ; il l’aima. Il l’aurait aimée d’un sentiment plus vif que l’amitié, s’il y avait eu pour cette âme exquise un plus vif sentiment que celui-là. Mme  de Beaumont, jeune encore, était d’une grâce infinie. Son esprit était prompt, solide, élevé ; sa forme déliée et aérienne. Elle avait connu autrefois et goûté André Chénier. Rulhière avait fait graver pour elle un cachet qui représentait un chêne avec cette devise : « Un souffle m’agite, et rien ne m’ébranle. » La devise était juste ; mais l’image du chêne peut sembler bien altière. Quoi qu’il en soit, cette enveloppe fragile et gracieuse ce roseau sentant qui semblait s’abandonner au moindre souffle, renfermait une âme forte, ardente, capable d’un dévouement passionné. Frappée dans ses proches, victime d’une union mal assortie, elle aimait peu la vie ; mortellement atteinte, elle la sentait fuir, et elle avait hâte de la donner. En attendant de mourir, son esprit distingué se prodiguait et s’intéressait, heureux de répandre de douces approbations autour d’elle. On a dit de Mme  de Beaumont qu’elle aimait le mérite comme d’autres aiment la beauté. Quand M. de Chateaubriand, arrivé à Paris, lui eut été présenté, elle reconnut aussitôt ce mérite sous sa forme la plus séduisante de poésie, et elle l’adora. Ce fut, après sa sœur Lucile, le premier grand dévouement qu’inspira cette figure de René, qui devait en inspirer encore plus d’un autre depuis, mais aucun d’un prix plus grand. Ce qu’elle inspirait à M. Joubert serait difficile à définir : c’était une sollicitude active et tendre, perpétuelle, sans orage et sans trouble, pleine de chaleur, pleine de rayons. Cet esprit trop vif,