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leur parla du christianisme, de Tacite, de cet historien l’effroi des tyrans, dont il prononçait le nom sans peur, disait-il en souriant ; soutint que Tacite avait chargé un peu le sombre tableau de son temps, et qu’il n’était pas un peintre assez simple pour être tout à fait vrai. Puis il passa à la littérature moderne, la compara à l’ancienne, se montra toujours le même en fait d’art comme en fait de politique, partisan de la règle, de la beauté ordonnée, et, à propos du drame imité de Shakspeare, qui mêle la tragédie à la comédie, le terrible au burlesque, il dit à Goethe : « Je suis étonné qu’un grand esprit comme vous n’aime pas les genres tranchés. » Mot profond que bien peu de critiques de nos jours sont capables de comprendre. »

Je suis un peu moi-même de ces critiques-là, je l’avoue à ma honte, s’il peut y avoir de la honte à être en critique de l’avis de Goethe. Me serait-il permis de dire que Napoléon ici faisait son métier de monarque en faisant la guerre à Tacite et à Shakspeare ? Je crains qu’il n’ait pas donné à Goethe le temps de lui répondre, ou que celui-ci, en Allemand cérémonieux qu’il était, n’ait eu trop de révérence envers le potentat pour riposter librement. Napoléon lui-même ne s’était guère donné le loisir de bien comprendre cette nature universelle de Goethe ; il voyait toujours en lui l’auteur de Werther, c’est-à-dire ce que Goethe avait été à un instant de sa jeunesse et ce qu’il n’était plus.

Les goûts changent, l’opinion a ses flux et ses reflux, même par rapport aux renommées toutes faites. À propos de ce mot qu’on vient de lire sur Tacite, je crois vrai de remarquer que l’éloquent historien que Racine appelait le plus grand peintre de l’antiquité, l’historien philosophe, qui a été si en honneur durant tout le xviiie siècle, est moins en faveur depuis quelque temps. J’ai vu quelques bons esprits partager cette idée de Napoléon, que Tacite, dans ses tableaux, a peut-être un peu forcé les couleurs, et qu’il n’était pas assez simple