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tribuassent à la splendeur de cette réunion, et prescrivit à l’administration des théâtres d’envoyer à Erfurt les premiers acteurs français, et le premier de tous, Talma, pour y représenter Cinna, Andromaque, Mahomet, Œdipe. Il donna l’exclusion à la comédie, bien qu’il fît des œuvres immortelles de Molière le cas qu’elles méritent ; mais, disait-il, ou ne les comprend pas en Allemagne. Il faut montrer aux Allemands la beauté, la grandeur de notre scène tragique ; ils sont plus capables de les saisir que de pénétrer la profondeur de Molière. »

Ce fut là une raison sans doute suffisante pour donner l’exclusion à Molière ; mais n’y aurait-il pas eu une autre raison encore ? C’est que ces sortes de gens qu’on nomme Molière ou Shakspeare ont de temps en temps de ces mots qui percent à fond tout l’homme et qui démasquent à l’improviste la comédie humaine. Quand on joue soi-même un rôle et qu’on monte une pièce sérieuse et solennelle, il n’est pas sûr d’admettre en tiers ces témoins-là. La tragédie classique, même celle de Corneille, tire moins à conséquence.

Il faut lire chez M. Thiers le détail de ces entretiens, de ces séductions d’Erfurt. On assiste à l’intimité des deux empereurs ; on comprend la grandeur de l’un, on partage la fascination de l’autre ; on peut pressentir aussi que cette fascination aura son terme. Le caractère d’Alexandre, aimable, prompt, mystique, ami du merveilleux, et qui est prêt à se refroidir du moment que le merveilleux fait place au positif, même au positif le plus avantageux, ce caractère est touché avec bien de la vérité, et d’autant mieux peint, qu’il l’est ici en action. Dans une visite à Weimar, Napoléon voit l’illustre Goethe et se plaît à l’entretenir avec une grâce infinie :

« Après un repas splendide, dit M. Thiers, un bal réunit la plus brillante société allemande ; Goethe et Wieland s’y trouvaient. Napoléon laissa cette société pour aller dans le coin d’un salon converser longuement avec les deux célèbres écrivains de l’Allemagne. Il