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capitaine (ce qui était bien nécessaire alors), mais aussi compliqué d’un conquérant, il aimait avant tout son premier art, celui de la guerre ; il en aimait l’émotion, le risque et le jeu. Son génie se croyait sans cesse en droit de demander des miracles, et, comme on dit, de mettre le marché à la main à la Fortune. Dès le début de Napoléon, j’aperçois en lui ce caractère excessif, qui a contribué en définitive à grandir sa figure dans l’imagination des hommes, mais qui, dans le présent, devait un jour ou l’autre amener la ruine. Après l’admirable campagne d’Italie de 96, n’eut-on pas l’aventure d’Égypte, que j’appelle ainsi parce qu’il y avait bien des chances pour qu’il n’en revînt pas ? Après les justes merveilles de l’installation du Consulat, le gigantesque apparaît et sort presque aussitôt ; on le retrouve dans cette expédition d’Angleterre, qui avait tant de chances aussi d’être une aventure ; car il se pouvait certes que, réussissant à débarquer, sa flotte fût détruite peu après par Nelson, et qu’il eût son Trafalgar le lendemain de la descente, comme il avait eu son Aboukir le lendemain de l’arrivée en Égypte. L’amiral Villeneuve était homme à être battu un an plus tôt. Qu’on se figure ce qu’eût été, dans l’Angleterre à demi conquise, la situation d’une armée française victorieuse, mais coupée de son empire par une mer et une flotte maîtresse des mers ! Je sais qu’on n’oserait jamais rien de grand et qu’on ne ferait jamais de choses immortelles si l’on ne risquait à un moment le tout pour le tout ; aussi n’est-ce point le fait d’avoir risqué une ou deux fois, mais la disposition et le penchant à risquer toujours, que je relève ici chez Napoléon. Rien n’égale en beauté, comme création de génie majestueuse et bienfaisante, l’œuvre pacifique du Consulat, le Code civil, le Concordat, l’administration intérieure organisée dans toutes ses branches, la restauration du