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royaumes, sont placés le plus haut, sont le plus loués après les dieux. » Napoléon est l’un de ces mortels qui, par la grandeur des choses qu’ils conçoivent et qu’en partie ils exécutent, se placeraient aisément dans l’imagination primitive des peuples presque à côté des dieux. Pourtant, à le bien juger en réalité, et en m’en tenant à une lecture attentive de cette histoire même de M. Thiers, il me semble qu’il entrait essentiellement dans le génie et le caractère de l’homme quelque chose de gigantesque, qui, en chaque circonstance, tendait presque aussitôt à sortir et qui devait tôt ou tard amener la catastrophe. Cet élément du gigantesque qui, chez lui, pouvait quelquefois se confondre avec l’élément de grandeur, était de nature aussi à le compromettre et à l’altérer. Quand il s’annonça au monde, la société en détresse appelait un sauveur ; la civilisation, épuisée par d’affreuses luttes, était à l’une de ces crises où ce sauvage, qu’elle porte toujours en son sein, se relève avec audace, et se montre tout prêt à l’accabler. C’est alors qu’en présence de cette sauvagerie menaçante, le cri public fait appel à un héros, à quelqu’un de ces hommes puissants et rares qui comprennent à fond la nature des choses, et qui, de même qu’ils auraient autrefois rassemblé les peuplades errantes, rallient aujourd’hui les classes énervées et démoralisées, les rassemblent encore une fois en faisceau, et réinventent, à vrai dire, la société, en en cachant de nouveau la base, et en la recouvrant d’un autel. Napoléon fut un de ces hommes ; mais chez lui, ce législateur qui aurait eu je ne sais quoi de sacré, ce sauveur assez puissant de tête et de bras pour ressaisir une société penchante au bord de l’abîme, et pour la rasseoir sur ses bases, n’avait pas à la fois le tempérament nécessaire pour l’y conserver. Son génie excessif aimait l’aventure. Législateur doublé d’un grand