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prême qui s’attache à sa noble mémoire n’interdit pas de rappeler. Avec son instinct de pureté et de bonté céleste, elle le sentait bien elle-même : aussi, elle si admirée et si adorée, on ne la vit point regretter la jeunesse, ni ses matinées de soleil, ni ses orages, même les plus embellis. Elle ne concevait point de parfait bonheur hors du devoir ; elle mettait l’idéal du roman là où elle l’avait si peu rencontré, c’est à-dire dans le mariage ; et plus d’une fois en ses plus beaux jours, au milieu d’une fête dont elle était la reine, se dérobant aux hommages, il lui arriva, disait-elle, de sortir un moment pour pleurer.

Telle je la conçois dans le monde et dans le tourbillon, avant la retraite. Il y aurait à son sujet une suite de chapitres à écrire et que je ne puis même esquisser. L’un de ces chapitres serait celui de ses relations et de son intimité avec Mme  de Staël, deux brillantes influences si distinctes, bien souvent croisées, presque jamais rivales, et qui se complétaient si bien. Ce fut en 1807, au château de Coppet, chez Mme  de Staël, que Mme  Récamier vit le prince Auguste de Prusse, l’un des vaincus d’Iéna ; elle l’eut bientôt vaincu et conquis à son tour, prisonnier royal, par habitude assez brusque et parfois embarrassant. Cette brusquerie même le trahissait. Un jour qu’il voulait dire un mot à Mme  Récamier dans une promenade à cheval, il se retourna vers Benjamin Constant qui était de la partie : « Monsieur de Constant, lui dit-il, si vous faisiez un petit temps de galop ? » Et celui-ci de rire de la finesse allemande.

Un autre chapitre traiterait de la conquête aisée que Mme  Récamier fit à Lyon du doux Ballanche, lequel se donna du premier jour à elle, sans même le lui dire jamais. Un autre chapitre offrirait ses relations moins simples, moins faciles d’abord, mais finalement si établies avec M. de Chateaubriand. Mme  Récamier l’avait