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enfin plus familièrement et en prose. En définitive, je l’espère, elle n’y perdra pas.

Au moment où elle apparaît brillante sous le Consulat, nous la voyons aussitôt entourée, admirée et passionnément aimée. Lucien, le frère du Consul, est le premier personnage historique qui l’aime (car je ne puis compter Barrère, qui l’avait connue enfant autrefois). Lucien aime, il n’est pas repoussé, il ne sera jamais accueilli. Voilà la nuance. Il en sera ainsi de tous ceux qui vont se presser alors, comme de tous ceux qui succéderont. Je voyais dernièrement, dans le palais du feu roi de Hollande, à La Haye, une fort belle statue d’Ève. Ève, dans sa première fleur de jeunesse, est en face du serpent qui lui montre la pomme : elle la regarde, elle se retourne à demi vers Adam, elle a l’air de le consulter. Ève est dans cet extrême moment d’innocence où l’on joue avec le danger, où l’on en cause tout bas avec soi-même ou avec un autre. Eh bien ! ce moment indécis, qui chez Ève ne dura point et qui tourna mal, recommença souvent et se prolongea en mille retours dans la jeunesse brillante et parfois imprudente dont nous parlons ; mais toujours il fut contenu à temps et dominé par un sentiment plus fort, par je ne sais quelle secrète vertu. Cette jeune femme, en face de ces passions qu’elle excitait et qu’elle ignorait, avait des imprudences, des confiances, des curiosités presque d’une enfant ou d’une pensionnaire. Elle allait au péril en souriant, avec sécurité, avec charité, un peu comme ces rois très-chrétiens du vieux temps, un jour de semaine sainte, allaient à certains malades pour les guérir. Elle ne doutait pas de son fait, de sa douce magie, de sa vertu. Elle tenait presque à vous blesser d’abord le cœur, pour se donner ensuite le plaisir et le miracle de vous guérir. Quand on se plaignait ou qu’on