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mais parce qu’une telle beauté tendre et naissante avait de ces finesses qui ne se peuvent rendre si on ne les a du moins aperçues. Qui s’aviserait de vouloir peindre l’aurore, s’il n’avait jamais vu que le couchant ? Pourtant, comme on ne peut bien comprendre le caractère et le doux génie de Mme  Récamier, cette ambition de cœur qui, en elle, a montré tant de force et de persistance sous la délicatesse ; comme on ne peut bien saisir, disons-nous, son esprit et toute sa personne sans avoir une opinion très-nette sur ce qui l’inspirait en ce temps-là, et qui ne différait pas tellement de ce qui l’inspira, jusqu’à la fin, j’essaierai de toucher en courant quelques traits réels à travers la légende, qui pour elle, comme pour tous les êtres doués de féerie, recouvre déjà la vérité. Quand on veut juger Mme  de Sévigné ou Mme  de Maintenon, et se rendre compte de leur nature, on est bien obligé d’avoir une idée générale et une théorie sur elles. Pour bien entendre, par exemple, ce qu’était Mme  de Maintenon auprès de Louis XIV, ou Mme  de Sévigné auprès de sa fille, et quel genre de sentiment ou de passion elles y apportaient, il faut s’être posé sur la jeunesse de ces deux femmes plusieurs questions, ou plus simplement il faut s’en être posé une, la première et presque la seule toujours qu’on ait à se faire en parlant d’une femme : A-t-elle aimé ? et comment a-t-elle aimé ?

Je poserai donc la question, ou plutôt elle se pose d’elle-même malgré moi pour Mme  Récamier ; et pour elle comme pour Mme  de Maintenon, comme pour Mme  de Sévigné (la Mme  de Sévigné non encore mère), je répondrai hardiment : Non. Non, elle n’a jamais aimé, aimé de passion et de flamme ; mais cet immense besoin d’aimer que porte en elle toute âme tendre se changeait pour elle en un infini besoin de plaire, ou