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dû en causer auparavant avec elle ; mais aucun ne devait ressembler au sien.

C’est qu’aussi elle ne ressemblait à personne. M. de Chateaubriand était l’orgueil de ce salon, mais elle en était l’âme, et c’est elle qu’il faudrait tâcher de montrer à ceux qui ne l’ont pas connue ; car vouloir la rappeler aux autres est inutile, et la leur peindre est impossible. Je me garderai bien d’essayer ici de donner d’elle une biographie ; les femmes ne devraient jamais avoir de biographie, vilain mot à l’usage des hommes, et qui sent son étude et sa recherche. Même quand elles n’ont rien d’essentiel à cacher, les femmes ne sauraient que perdre en charme au texte d’un récit continu. Est-ce qu’une vie de femme se raconte ? Elle se sent, elle passe, elle apparaît. J’aurais bien envie même de ne pas mettre du tout de date, car les dates en tel sujet, c’est peu élégant. Sachons seulement, puisqu’il le faut, que Jeanne-Françoise-Julie-Adélaïde Bernard était née à Lyon, dans cette patrie de Louise Labé, le 3 décembre 1777. De tous ces noms de baptême que je viens d’énumérer, le seul qui lui fût resté dans l’habitude était celui de Julie transformé en Juliette, quoiqu’il ne dût jamais y avoir de Roméo. Elle fut mariée à Paris dans sa seizième année (le 24 avril 1793) à Jacques-Rose Récamier, riche banquier ou qui tarda peu à le devenir. Au début du Consulat, on la trouve brillante, fêtée, applaudie, la plus jeune reine des élégances, donnant le ton à la mode, inventant avec art des choses simples qui n’allaient qu’à la suprême beauté. Nous qui n’y étions pas, nous ne pouvons parler qu’avec une extrême réserve de cette époque comme mythologique de Mme  Récamier, où elle nous apparaît de loin telle qu’une jeune déesse sur les nuées ; nous n’en pouvons parler comme il siérait, non pas qu’il y ait rien à cacher sous le nuage,