Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de critique, Malherbe, Boileau (car tous deux étaient des critiques sous forme de poëtes) ; le docteur Johnson en Angleterre ; La Harpe chez nous, même M. de Fontanes : tous ces hommes, qui ont eu de l’autorité en leur temps, jugeaient des choses de goût avec vivacité, avec trop d’exclusion peut-être, mais enfin avec un sentiment net, décisif et irrésistible. Boileau avait la haine d’un sot livre, et ne pouvait se tenir de le railler. Au contraire, quand il avait affaire à une œuvre qu’il jugeait belle, il prenait parti hautement, et la vengeait des injures des sots en toute rencontre. Fontanes de même, à sa manière : il vengeait avec passion les Martyrs, si attaqués à leur naissance, et donnait le signal de les admirer. Depuis lors, les choses ont bien changé ; la critique est devenue plutôt historique et comme éclectique dans ses jugements. Elle a beaucoup exposé, elle a tout compris, elle a peu conclu. M. Villemain a plus que personne contribué à l’engager et à la maintenir dans cette voie qui, à beaucoup d’égards, est plus large, plus féconde, mais qui parfois aussi, à force d’être large, n’aboutit pas. Ainsi dans ce tableau littéraire du xviiie siècle, lorsqu’il a la Henriade à juger, il donne toutes les bonnes raisons de ne point l’admirer, de ne la ranger à aucun degré à côté des œuvres épiques qui durent ; mais quand il faut conclure formellement, il recule, il fléchit ; le juge se dérobe, et, en quatre ou cinq endroits tout à fait évasifs, il essaie d’espérer que la Henriade traversera les siècles, qu’elle est après tout une œuvre durable, qu’elle tient un rang à part, une première place après les œuvres originales. Il y revient à quatre ou cinq reprises, au lieu de trancher net et dans le vif une bonne fois, comme son propre raisonnement l’y autorisait. Il y a là un côté faible chez ce rare esprit. Ses jugements, si exquis à l’origine, sont difficiles à saisir dans